Les chroniques de Tranquebar
Bien que je sois de retour en France depuis quelque temps déjà, je n’ai toujours pas fini d’écrire mes aventures indiennes, et cela me donne parfois l’occasion de me replonger dans des histoires savoureuses. Voici par exemple quelques chroniques d’une ville peu ordinaire, à savoir la colonie danoise de Tranquebar, sur la cote de Coromandel…
En 1618, le roi Christian IV du Danemark envoie une expedition vers Ceylan (le Sri Lanka actuel) dans l’espoir d’ouvrir une nouvelle route commerciale vers l’Inde et la Chine. L’expedition est commandée par un aristocrate de 24 ans nommé Ove Giedde, et comprend notamment un certain Prince de Migomme, aussi connu sous son nom hollandais, Marchelis de Boshouwer, qui prétend être le conseiller personnel de l’Empereur de Ceylan. En retour d’une aide militaire contre les portugais, cet Empereur serait prêt à conceder au Danemark l’exclusivité du commerce avec Ceylan.
Le moral n’est pas bon dans la flotte d’Ove Giedde, et des signes de desertion se font sentir dès l’escale qu’elle fait en Angleterre. La situation empire au fur et à mesure de la traversée. Après avoir capturé deux navires pirates, l’amiral se plait à démontrer son autorité en amenant les prisonniers sur le pont pour les torturer ou tout simplement les executer. Le prince de Migomme est quant à lui accusé de tenter d’organiser une mutinerie, et apparait de plus en plus comme un imposteur. Quel est le sens de l’expedition si cet l’Empereur de Ceylan ne les attend pas ? Plus de 200 hommes meurent avant d’avoir passé le Cap de Bonne Espérance, et bien plus de 300 décès sont enregistrés à l’arrivée. Lorsque la flotte arrive à Ceylan, les doutes sur l’identité de de Boshouwer sont confirmés. Personne ne semble le connaitre et le roi de Kandy, dont il prétendait être le conseiller, s’est allié aux portugais trois ans auparavant. Ove Giedde négocie tout de même avec le monarque, et obtient tant bien que mal la signature d’un traité permettant aux danois de construire une fortification dérisoire dans la baie de Trinquemale, sur la cote nord-est de Ceylan.
Le gros de la flotte danoise avait été précédé par l’Øresund, un navire commandé par un aventurier hollandais du nom de Roland Crappe. Celui-ci eut tôt fait de se disputer avec les portugais présents à Ceylan, et dut se réfugier à la cour du prince de Tanjore, dans le sud-est de l’Inde. Le conflit lui couta l’Øresund et la plupart des membres de son équipage, qui furent pour certains pendus comme pirates. Mais à Tanjore, Roland Crappe réussit à obtenir une petite région sur la cote de Coromandel, appelée Tarangambadi, la demeure des vagues. Le futur Tranquebar.
Ove Giedde rejoint Roland Crappe à Tranquebar en octobre 1620. Un traité avec le prince de Tanjore est signé peu après, et la construction des fortifications de la ville commence. Le royaume de Danemark et de Norvège a enfin réussi à s’implanter sur le continent indien, et c’est par Tranquebar que transitera le gros du commerce du royaume avec les Indes Orientales pour les 200 ans à venir.
La colonie n’est initialement guère plus qu’un village de pêcheurs, ne générant aucun profit pour la couronne. Roland Crappe est nommé commandant en chef des possessions danoises en Inde, et lorsqu’il revient à Tranquebar en 1623 après un court séjour à Copenhague, c’est pour constater une situation particulièrement inquiétante. Le commandant par interim de la colonie s’est en effet querellé avec le prince de Tanjore, et celui-ci assiège la ville pour une petite dispute commerciale. La dysenterie a réduit la petite communauté de 80 à 30 personnes, et Crappe doit négocier une trêve tant bien que mal.
Parmi les survivants se trouve un mousquetaire islandais du nom de Jon Olafsson, qui écrit dans son journal ce qu’il voit et entend. Il s’étonne notamment des moeurs en vigueur à la cour du prince de Tanjore : chaque jour, le prince choisit celle avec qui il passera la nuit parmi les 600 femmes que comporte son harem, et celles-ci sont toutes parfumées, parées de bijoux, de pierres précieuses et d’habits brodés d’or. Elles ont des bagues en or, des anneaux aux oreilles et au nez, des chaines d’or à la cheville, et des diadèmes incrustés de pierres précieuses. Lorsque le prince meurt, toutes ses femmes le suivent sur le bucher funéraire. Les temples possèdent aussi des femmes qui leur sont dédiées. Elles dansent avec fougue au son de gongs, de percussions et d’instruments étranges, et louent leurs services aux soldats de passage et aux hommes célibataires. Les benefices sont reversés au temple. Jon Olafsson est ecoeuré par les moeurs païennes et les superstitions des indiens, et poursuit son récit en remerciant Dieu de l’avoir fait naitre chrétien.
La Compagnie danoise des Indes Orientales est liquidée dès 1650 et Tranquebar est alors menacée par la ruine. Les dettes de la colonie sont incroyables, et le prince de Tanjore assiège la ville de temps en temps pour extorquer de l’argent aux danois. Lorsque les récoltes ne suffisent pas, des hommes et des femmes appartenant aux classes les plus pauvres sont achetés au prince de Tanjore et revendus comme esclaves en Indonésie. Il est possible d’en tirer le double du prix d’achat. Tranquebar s’agrandit, notamment grace à l’arrivée de portugais et d’indiens, mais cela n’empêche pas le commandant de se plaindre du manque de jeunes filles pour divertir les soldats.
Avec la refondation de la Compagnie des Indes Orientales en 1670, le vent commence à tourner. Les navires danois et norvégiens s’aventurent de nouveau dans l’Océan Indien, et de l’agent commence à entrer dans les caisses. Au début du XVIIIième siècle, Tranquebar compte environ 5000 habitants, soit à peu près autant que les plus grandes villes danoises en dehors de Copenhague. Il y a près de 500 bâtiments de pierre à l’intérieur des murs, y compris des églises et des temples. Des habitations plus rudimentaires, en chaume ou en argile, sont occupées par les intouchables et les esclaves de l’autre coté des portes de la ville.
Des missionnaires chrétiens de différentes obédiences arrivent à Tranquebar. On se souvient notamment des deux prêtres Christen Pedersen Storm et Niels Andersen Udbyneder, dont l’alcoolisme était légendaire et qui se firent connaitre par une série de violences, de viols et de meurtres. Niels fut envoyé en exil à Ceylan après la mort de deux femmes, et Christen enfermé dans un sac de pierres et noyé. D’autres missionnaires commencèrent toutefois à enseigner les Evangiles et à convertir la population, malgré les réticences d’une partie des danois. Ainsi, lorsque le roi Frederic IV décréta que les esclaves qui se convertiraient au christianisme seraient affranchis, l’élite blanche de Tranquebar protesta vivement, craignant pour ses privilèges. Il s’ensuivit des violences contre les missionnaires, et l’un deux fut notamment emprisonné sans aucune forme de procès. Mais le décret du roi fut maintenu, et les riches marchands de Tranquebar durent s’y faire.
Les employés de la Compagnie des Indes Orientales étaient relativement peu payés en comparaison du statut dont ils auraient joui en métropole, et tous se livraient à des traffics divers ou à la contrebande en plus de leurs responsabilités dans la Compagnie. En 1752, trois navires guerre arrivent de metropole pour mettre de l’ordre dans ces pratiques et tenter d’endiguer la corruption endémique qui règne à Tranquebar. Le commandant et le capitaine de l’expedition, Jesper Reichardt et Gerhard Sievers, ont pour mandat d’enquêter puis de muter ou de virer les fonctionnaires corrompus. Les 300 soldats royaux impressionnent la foule lorsqu’ils débarquent en grande pompe, mais l’expedition est un échec. Reichardt est assassiné un mois après son arrivée, et Sievers abandonne rapidement l’idée de muter ou de virer qui que ce soit. Il écrit au Danemark qu’il y a tout simplement personne de compétent à Tranquebar.
La guerre ouverte avec le prince de Tanjore avait toujours été évitée, malgré de multiples confrontations. Mais en 1756, le capitaine Friderich Albrecht Strøbel sort de Tranquebar à la tête de 85 hommes et armé de 4 canons pour en découdre avec le responsable indien de la zone frontalière, un certain Perumal qui semble avoir l’habitude d’organiser des raids en territoire danois, de voler du bétail, et de terroriser la population. Le prince de Tanjore y voit une rupture du traité de paix, et réagit violemment. Il dépêche le général Ramalinga à la tête de 2000 cavaliers et de 2000 soldats d’infanterie bien armés, et seule l’hesitation du général face aux canons danois permet au gros des troupes de regagner Tranquebar. Les territoires entourant la colonie sont pillés, mais le prince de Tanjore ne s’attaque pas à la ville elle-même, et restitue magnanimement une partie du bétail volé après la signature d’un nouveau traité de paix.
La corruption est toujours une réalité quotidienne à Tranquebar, ce qui n’est pas sans générer de tensions. Le 15 aout 1787, les cipayes du fort Dansborg se mettent ainsi en grève et sortent de la ville pour protester contre Suppremannia Setty, un intermédiaire commercial au service des finances de la colonie. Celui-ci était semble-t-il à la tête d’un réseau d’extorsions qui n’hésitait pas à mettre en prison les négociants rétifs, et à ne les faire sortir qu’en échange d’importantes sommes d’argent. Suppremannia est aussi d’une caste qui aurait dû l’empêcher d’obtenir un poste aussi haut placé, ce qui est tout aussi problématique pour les cipayes. Les soldats campent à l’extérieur de la ville et bloquent son approvisionnement en nourriture jusqu’à ce que Suppremannia soit mis en prison. En septembre, Suppremannia est derrière les barreaux dans le fort Dansborg, et une commission d’enquête est mise en place. Lorsque la tension s'apaise, Suppremannia sort néanmoins tranquillement de prison et retrouve son poste.
Plus au nord, sur les rives de l’Hooghly dans le Bengale, se trouvait l’autre colonie danoise de Frederiksnagore. Après des débuts difficiles, cette colonie dirigée par le lieutenant-colonel Ole Bie connut une période faste à la fin du XVIIIième siècle. Le lieutenant-colonel, commerçant hors-pair et grand coureur de jupons, régnait en maitre absolu sur Frederiksnagore, et la Compagnie des Indes Orientales le soupçonnait de s’enrichir illégalement. Elle demanda à Tranquebar de mettre en place une commission d’enquête qui se rendit à Frederiksnagore, ce qui suscita la colère d’Ole Bie. Mais l’un des membres de la commission d’enquête originaire de Tranquebar tomba amoureux d’une des filles du lieutenant-colonel, et aida Bie à mettre en prison le responsable de la commission. De violentes bagarres s’ensuivirent dans les rues de Frederiksnagore, et la commission fut démise de son mandat. Ole Bie régna sur Frederiksnagore jusqu’à sa mort en 1805.
Le royaume du Danemark et de Norvège étant allié à la France durant les guerres napoléoniennes, Tranquebar passa sous contrôle britannique en 1808, avant d’être restitué à la couronne danoise en 1814. La dernière période danoise de la ville fut toutefois de courte durée, car la colonie fut ensuite vendue aux anglais avec Frederiksnagore en 1845, et perdit peu à peu de son importance. Si le fort Dansborg et quelques bâtiments coloniaux d’une blancheur immaculée peuvent toujours être vus aujourd’hui, le reste de la ville n’est plus qu’un grand village de pêcheurs, dont une partie fut dévastée par le violent tsunami de 2004.
J’ai retranscris ici ces quelques chroniques, parce que je ne suis pas sur qu’elles soient relatées ailleurs que sur les panneaux relativement peu lisibles du musée du fort Dansborg à Tranquebar (« Far away from Denmark », Niels Eric Boesgaard, 1974), et qu’elles permettent de se rendre compte de la vie d’une petite colonie européenne loin de sa métropole, à grand renfort d’anecdotes qui ne sont pas toujours dénuées d’humour. La corruption endémique de la Compagnie des Indes Orientales danoise n’est pas sans rappeler celle qui causa le déclin de la VOC, la Compagnie des Indes Orientales néerlandaise, l’une des plus grandes entreprises capitalistes de tous les temps, et un passage du Livre des Merveilles de Marco Polo corrobore sinon les propos de Jon Olafsson sur les danseuses sacrées des temples (les devadasis) : « Et encore vous dis qu’ils ont maintes idoles en leurs moustiers, auxquelles maintes damoiselles sont offertes […]. Chaque fois que les moines requièrent ces damoiselles de venir au moustier pour faire la fête à l’idole, elles y viennent aussitôt, et chantent, et sonnent d’instruments, et dansent et font grandes fêtes, et ces damoiselles sont en grande quantité […]. Ces damoiselles sont toutes nues, sauf qu’elles ont caché leur nature et elles chantent devant le dieu et la déesse. En effet le dieu se tient sur un autel sous un baldaquin, et la déesse se tient sur un autre autel sous un autre baldaquin. […] Une fois là, elles commencent à chanter, à danser, à sautiller, à faire la culbute et font diverses réjouissances pour mettre en joie le dieu et la déesse. […] Ces pucelles, tant qu’elles sont pucelles, ont la chair si ferme que nul ne saurait en saisir ou les pincer en quelque endroit. Pour une petite pièce de monnaie, elles permettent à un homme de les pincer autant qu’il veut. Une fois mariées, elles ont la chair très ferme, mais non point autant. Des filles comme cela, il y en a des quantités dans tout ce royaume, qui font toutes les choses que je vous ai contées. » (Le Devisement du monde, chap. 171, trad. Louis Hambis, La Découverte, 1998)